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12 juillet 1998 – 21h29
« RAAAAAAAAAAHHHHHH !!! »Fatima retomba sur le lit. La sueur perlait sur son front. Ses cheveux de jais étaient collés à son visage, entraient dans ses yeux, dans sa bouche. Elle ferma les yeux, reprenant son souffle.
« Vas-y ma chérie. Pousse fort comme le médecin t’a dit. Tu vas y arriver. »La main de Samir n’avait pas quitté celle de sa femme depuis qu’elle avait commencé le travail, une heure plus tôt. La pensée qu’il était peut-être sur le point de perdre sa main droite lui traversa l’esprit lorsqu’il jeta un œil aux phalanges de Fatima retenant ses doigts engourdis, rendues blanches par l’effort et la douleur. Son ventre gonflé, sous le drap d’hôpital, avait l’air d’une montgolfière blanche ornée de triangles roses et bleus. Tout semblait irréel. La chaleur moite lui coupait le souffle – ou peut-être était-ce l’émotion de voir naître son premier enfant.
Ses yeux balayèrent la pièce – un décor de chambre d’hôpital tout ce qu’il y a de plus basique, froid, blanc et désert en-dehors des futurs parents – puis se reposèrent sur le visage crispé de Fatima. Ses yeux étaient mi-clos et révulsés, si bien que l’on n’en voyait que le blanc. Des larmes coulaient le long de ses tempes, jusque dans son épaisse chevelure brune où elles se mêlaient à la sueur. Ses lèvres, qu’il avait tant embrassées de Casablanca à Paris, avaient perdu toute couleur et tremblaient. Il ne put réprimer en sourire en observant sa bien-aimée.
« اللعنة !!! Arrête de sourire comme un idiot et va me chercher ce سخيف de médecin ! »Sa voix, cassée de douleur, restait ferme. Assez ferme pour tirer Samir de ses réflexions et l’inquiéter. Il bondit de sa chaise, ouvrit la porte de la chambre et se rua dans le couloir. Un regard à droite, un regard à gauche… personne. Il se mit à courir dans le couloir, cherchant une blouse blanche qui pourrait apaiser les souffrances de sa femme. Enfin, à un tournant, il aperçut un jeune interne qui sortait d’une chambre. Il l’interpella :
« Eh. Eh ! EH ! »L’interne se retourna finalement. Ses yeux ronds étaient écarquillés derrière ses lunettes à double foyer. Samir s’arrêta, mi-soulagé, mi-inquiet de confier la vie de sa femme dans les mains d’un être au regard si inexpressif.
« Ma femme est en train d’accoucher en chambre 113. Elle a besoin d’aide. Elle n’y arrive pas. »« Vous en êtes sûr ? »« Sûr de quoi ? »« Qu’elle n’y arrive pas. Ca ne sert à rien que j’aille la voir si elle en est encore au début du travail. »Samir fronça les sourcils, croisa les bras sur sa poitrine et haussa le ton.
« Je vous dis qu’elle demande de l’aide. Vous avez mieux à faire que d’aider une femme à accoucher, peut-être ? »L’interne fit une pause d’une fraction de seconde. Il semblait soupeser le bien et le mal, tandis que son regard se faisait plus bovin que jamais. Finalement, il baissa la tête et marmonna :
« C’est-à-dire que… Monsieur… C’est la finale de la coupe du monde… La France… Je me disais que peut-être… »Interloqué, Samir souleva un sourcil, puis deux. Il prit sa meilleure voix de professeur d’Histoire, dans un effort considérable pour garder son sang-froid.
« Ma petite fille est en train de naître. Vous m’opposez que vous préférez regarder vingt-deux idiots derrière un ballon. Je vais faire comme si je n’avais pas entendu ce que vous m’avez dit et vous allez me suivre. »L’interne baissa les yeux et emboîta le chemin de Samir vers la chambre 113.
Une heure, quarante contractions, cinquante éructations gutturales, deux litres de sueur et deux buts de Zidane plus tard.
« Voilà, voilà, vous y êtes… »La sage-femme fit doucement glisser la tête du bébé dans ses mains afin de laisser place au corps de l’enfant. Dans une grande expiration, le buste de Fatima bascula en arrière alors qu’une nouvelle gerbe de larmes jaillit de ses yeux. C’était fini. Elle avait réussi. Samir non plus ne put retenir ses larmes et éclata en sanglots en voyant la petite tête ébouriffée de sa fille, dont le corps était à présent entièrement dans les bas de la sage-femme. Il retint sa respiration en attendant d’entendre le premier cri de cette petite fille tant attendue. Tout semblait se passer au ralenti et son cœur battait dans sa poitrine comme s’il voulait en sortir. Au terme de ce qui lui sembla être une éternité, l’enfant ouvrit sa bouche et aspira sa première bouffée d’air.
« Félicitations ! C’est une… »« OOOOOUUUUUUAAAAAAAIIIIIIIIISSSSSSS !!!!!!!!!!!! »Le tumulte venant du dehors retentit dans la chambre, couvrant le cri de l’enfant et les mots de la sage-femme. L’air chaud vibrait d’une clameur uniforme, issue de tous les appartements entourant le petit hôpital et arrachant aux nouveaux parents la joie d’entendre les premiers sons de leur enfant. Samir secoua la tête.
« Foutu ballon. »![](https://media.giphy.com/media/26FLdphwmesnJF0OY/giphy.gif)
14 octobre 2011 – 7h42
Cling !La cuillère tomba dans les céréales, projetant des gouttelettes de lait en un cercle presque parfait autour du bol. Anissa regarda son père à travers l’étroite fente qui laissait passer un rai de lumière entre les deux épaisses masses de boucles qui obstruaient l’accès à son visage. Les mains fermement campées sur la table de la cuisine, il la fixait intensément de son regard perçant. Il restait calme et immobile, dans une position qui laissait entendre qu’il ne souffrirait aucune contradiction. Elle baissa à nouveau les yeux pour observer le lac de lait dans lequel trois pétales de maïs se livraient bataille pour échapper à leur terrible et inexorable destin petit-déjeunatoire.
« Anissa, finis ton petit-déjeuner. »Sa voix était aussi calme et ferme que son attitude.
« J’ai pas faim. »« Alors lève-toi et va te préparer. »« Non. »La voix d’Anissa tremblait. Ses yeux restaient rivés sur le dernier pétale flottant tant bien que mal dans son bol. Visiblement, il avait eu raison des autres. Elle savait ce qui se préparait dans la tête de son père. Elle n’était pas non plus sans ignorer qu’elle n’aurait pas le cran de perdurer dans son insolence ou – pire – de lui faire face. Sa chevelure opaque couvrant son visage était le seul rempart entre l’autorité fondée et bienveillante de son père et sa minable rébellion qui ne tiendrait pas au-delà d’une dizaine de décibels de plus dans le niveau de la conversation. Elle se mordit la lèvre, consciente qu’elle venait de déclencher une vague sur le point de la balayer en moins de deux.
« Anissa, lève la tête. »« Non. »Ce n’était même pas une vraie dénégation, plutôt un couinement étranglé de larmes resté à moitié coincé dans sa gorge. Pathétique. Incapable de répondre deux mots à la figure paternelle sans avoir envie de pleurer.
« Soit tu finis ton petit-déjeuner, soit tu pars au collège maintenant. Si tu réponds « non » encore une fois, je t’interdis d’utiliser l’ordinateur jusqu’à la fin de la semaine. »Anissa releva la tête brusquement, ses cheveux tombant des deux côtés de son visage. Elle était à découvert. Son père la fixait droit dans les yeux, immuable. La boule qui avait commencé à se former dans sa gorge était de plus en plus grosse et l’empêchait à présent de parler. Le cœur au bord des lèvres, elle secoua frénétiquement la tête de gauche à droite. Elle savait qu’elle ne pourrait pas parler sans pleurer, ses yeux étaient déjà remplis de larmes prêtes à couler au moindre signal. Elle ouvrit la bouche avant de jeter un regard de détresse à son père. Soudain, il se redressa et se rapprocha d’elle, s’assit sur une chaise et planta son regard déterminé droit dans celui de sa fille.
Puis ce fut l’explosion. Les grandes eaux, le tsunami, les chutes du Niagara. Des torrents de larmes se mirent à couler de ses yeux sans qu’elle puisse maîtriser quoi que ce soir. D’une voix hachée par les sanglots, elle articula :
« Je… ne veux pas… aller… au collège… »« Pourquoi ? »La voix de son père s’était considérablement adoucie. Il fit un geste pour attraper une serviette, qu’il tendit à Anissa pour sécher ses larmes. Elle ne réagit pas.
« Je… Je ne sais pas… Je ne les aime pas… Ils me parlent mal… »« Qu’est-ce qu’ils te disent ? »Les torrents s’étaient calmés et les larmes continuaient à couler en grosses gouttes régulières le long de ses joues, mouillant le col de son T-shirt.
« Ils m’appellent l’intello. »« Pourquoi ? »« Parce que j’ai des bonnes notes et que je lis tout le temps. »« Et ils pensent que c’est mal ? »« Je sais pas… J’aimerais bien avoir de moins bonnes notes pour être amie avec eux. »« Ecoute, Anissa. A ton âge, la chose la plus importante, c’est d’avoir des bonnes notes. Maman et moi faisons tout ce que nous pouvons pour t’aider à réussir. Dans quelques années, tu te rendras compte que c’est une chance immense que nous t’avons donnée. Et que les quelques mots que tu as reçus au collège n’ont aucune importance. C’est tout ce qu’il y a ? »Elle réfléchit un instant.
Ne pas avoir de seins, ne jamais avoir embrassé un garçon, avoir eu ses premières règles le mois dernier, ne pas avoir le droit de raser ses poils sous les bras, ne pas pouvoir porter de soutien-gorge, son nez trop grand, ses sourcils broussailleux, ses boutons sur le front…« Oui, oui. »« Alors lève-toi et prépare-toi. Tu es déjà en retard pour le collège. »Quelques heures plus tard
Anissa était assise dans un coin de la cour, le nez plongé dans
Boule de Suif. Elle avait fait de ce coin de cour son petit coin, à l’abri des regards réprobateurs de ses camarades. Soudain, un événement imprévu vint perturber sa lecture.
« Eh l’intello ! Il nous manque une personne pour jouer au foot. »Elle redressa la tête, interloquée.
« Quoi ? »« On fait un foot. Il nous manque quelqu’un. C’est pas compliqué. Viens s’te plaît. »« D’accord. »Elle avait répondu sans réfléchir, sous le coup de la sidération. Merde. Elle savait à peine mettre une balle au bout de son pied, faire cela en courant lui paraissait l’acte le plus difficile à réaliser. Plus que peindre le plafond de la Chapelle Sixtine, que de passer le Détroit de Magellan ou de mettre fin à la Guerre Froide. Elle posa son livre et suivit machinalement celui qui semblait être le sélectionneur officiel de la classe de Quatrième B.
Une fois sur le terrain, elle n’eut pas le temps de demander quoi que ce soit que la balle fut mise en jeu. Elle passa de pied en pied, avec une rapidité qu’Anissa avait du mal à suivre. Elle parvenait tant bien que mal à suivre le trajet du ballon, feignant de courir dans sa direction dès qu’elle le pouvait, espérant secrètement qu’aucune passe ne lui serait faite. Elle eut tort.
La balle arriva dans ses jambes à la suite d’un contrôle raté de l’équipe adverse. Sans réfléchir, elle se mit à courir le plus vite qu’elle pouvait vers le but. Ses cheveux flottaient au vent, ses pieds foulaient le sol à toute vitesse, ses yeux aguerris à l’épreuve des livres repéraient chaque joueur potentiellement dangereux sur le terrain. Elle n’était plus l’intello. Elle était Anissa, Anissa El Hadj la future championne du monde, prête à dribbler toute l’équipe du Brésil en finale de la Coupe du Monde pour planter un but à la quatre-vingt-treizième minute. Au terme de sa course, elle arriva, extatique, devant les cages. Elle tira le plus fort qu’elle put en direction du gardien.
« Poteau ! »Peu lui importait. Elle arborait un grand sourire étalé d’une oreille à l’autre.
Pas de seins ? Pas de problèmes pour courir.
Pas de premier baiser ? Mieux valait un premier but.
Avoir ses règles ? Connaître les règles du hors-jeu.
Ne pas se raser les aisselles ? Personne ne les voit sous un maillot.
L’intello ? Oui, et alors ?
UC UC UC UC