Lucie - Du haut des tours d'ivoire

(I) Petite, Lucie rêvait de devenir vétérinaire, comme la plupart des gosses de huit ans, jusqu’à ce que le système scolaire lui prouve qu’elle n’en était pas capable, alors que les multiplications lui créaient littéralement un trou dans le cerveau et que les profs laissaient tomber à chaque fois qu’elle manifestait son incompréhension.

(II) Lucie était de ces filles timides et pudiques jusqu’à ce que le lycée fasse d’elle une jeune femme pleine de témérité et d’humour. Elle était le bout-en-train de la classe avec sa bande, majoritairement composée de garçons, ce qui lui a valu toutes sortes de commérages supposant son homosexualité qu’elle n’a jamais contredit.

(III) Les flirts se sont enchaînés, les garçons de sa bande se l’arrachaient tandis que petit à petit cette dernière se déliait par les engueulades jalouses de chacun. Dans le même temps, la mère de Lucie tombait malade, on lui découvrait un cancer du sein métastasé et décèdera dix mois plus tard des complications de sa maladie, laissant derrière elle une jeune femme perdue sans avenir, un père déboussolé, dépressif et alcoolique ainsi qu’un fils sans ressources.

(IV) Deux ans ont suffit à la famille pour se décomposer; le grand frère Russo est parti faire sa vie ailleurs et le licenciement du père a été fatal, début de la descente aux enfers pour les deux restants. L’argent a fini par s’épuiser, les dettes à s’accumuler et rapidement Lucie s’est vue sauter de petit boulot en petit boulot pour subvenir aux besoins de son père, malade à son tour. La maison familiale à Levallois-Perret a été vendue, ils sont partis loin des mauvais souvenirs mais proches des nouveaux problèmes en acceptant de vivre dans une cité.

(V) Un mois seulement après leur emménagement, Lucie se voit accepter de travailler dans un bar au centre de Paris, le genre d’endroit petit et exigu aux décorations sombres et gothiques. Elle enchaîne les soirées de travail sans se plaindre, fait connaissance avec un tas de gens et finit par apprécier ce qu’elle fait, longtemps dégoûtée de n’avoir dans sa vie que quelques potes sur qui compter. Pour beaucoup c’est “la p’tite”, pour d’autres c’est seulement la serveuse au mini-short beaucoup trop court, qui paraît vulgaire sans l’être véritablement.

(VI) Seulement, il y a son père échoué sur le canapé quand elle rentre. Les bouteilles de sky qui jonchent le sol et qui cuvent la même odeur que le paternel. Elle a arrêté de lui donner de l’argent, essayé de le convaincre de se faire suivre mais ça n’a jamais réellement fonctionné, la volonté perdue entre le deuil et le désespoir de la solitude. Alors parfois, elle veille, dort sur un coin de table au rockbox avant de se rendre compte que l’aurore est déjà là à titiller ses iris cernées. Puis on lui dit qu’il faut rentrer et elle acquiesce d’un pas lourd et redouté, s’avançant vers sa voiture qui finira sa course au Beethoven, ses pieds sur le parquet collant et poussiéreux de ce qui s’apparente à son appartement qu’elle fuit sans cesse.