LE RETOUR DU SHIT SQUAD

Rachel et Elie sont assis face au rabbin Singer à son bureau. Aucun des deux n'a envie d'être là ; pourtant, ils sont bien obligés.
- Ne vaudrait-il pas mieux que Sam soit là ? demande Rachel.
- Je crois qu'il est préférable que nous ayons une conversation entre adultes, répond le rabbin Singer.
- Vous avez sans doute raison. Il est clairement inacceptable de répondre à un professeur et nous voulons trouver une sanction adaptée.
- Rae... commence Elie à l'intention de sa cousine, avant de se raviser en croisant le regard noir du rabbin, qui se lance dans un discours :
- Adas Israel est une shul progressiste. Nous sommes fiers de perpétuer une longue tradition qui consiste à voir, au-delà des normes culturelles imposées au fil du temps, la lumière divine, le Ohr Ein Sof, en chaque être. Répondre à son professeur, qui plus est en proférant des menaces, est pour nous une affaire très grave.
Elie lève les yeux au ciel d'un air songeur et ironique. Il faut toujours que ça tombe sur lui, ce genre de merde. De toute la clique Emsellem, y en a pas un qui a les couilles d'accompagner la cousine Rachel devant le rabbin Singer quand Sam ou Ilan font des conneries. Ah, c'est sûr que c'est pas Meriel ou Elias qui s'y colleraient, ça non. Il faut toujours que ça soit lui qui endosse le rôle du représentant masculin de la famille.
- Je suis sûre qu'il y a un malentendu. Sam ne pensait certainement pas ce qu'il a dit.
- Vous savez, force est de constater... Mademoiselle Emsellem, que ce n'est pas la première fois que nous avons des problèmes avec Sam.
- Oui, je... Nous savons. Mais cette fois, nous allons nous assurer que Sam comprenne bien pourquoi ce qu'il a fait est inadmissible. Pas vrai, Elie ?
Elie lève les yeux d'un coup, sortant de ses pensées. Putain, il a jamais de chance, aussi ; s'il y a un noyau qui reste dans la tarte aux abricots, on peut être sûr que c'est lui qui va tomber dessus. Se trouver au mauvais moment, au mauvais endroit. Il a la poisse, et c'est quelque chose qui le fait chier terriblement : se trouver au milieu des problèmes des autres.
- Euh ouais, totalement, rabbin Singer. Nous allons nous en assurer. Est-ce que des excuses au professeur suffiraient à repartir sur de bonnes bases ? Proposé d'une voix un peu trop aiguë pour être honnête.
- J'ai bien peur que cette fois, cela ne suffise plus. Est-ce que Sam a des soucis à la maison ?
Coup d'oeil entre Elie et Rachel. De quoi je me mêle ?
- Hmmm.. Il a quelques difficultés à faire ses devoirs. Mais c'est parce qu'il se prépare pour sa bar-mitsva, ce qui lui prend, du moins en théorie, une heure supplémentaire chaque soir ? Et puis, il y a le foot. Et son grand-frère, Ilan, traverse une période difficile, ce qui est compliqué pour tout le monde.. Surtout étant donné que Lior, le plus âgé, est actuellement en..
Prison. Elle ne finit pas sa phrase, se pince les lèvres à la place, gênée. Pauvre cousine Rae, toujours à trop s'en demander.
- Il a un emploi du temps très chargé, semble-t-il. Et je compatis, assurément. Nous exigeons beaucoup des plus jeunes. Plus qu'on a jamais exigé de nous. Mais je crains que de telles menaces n'aient pas leur place ici.
Le rabbin fait une pause, entrelaçant ses doigts, à la manière d'un rabbin, et termine abruptement l'entretien :
- Il y a un proverbe hassidique qui dit : "Poursuivre le bonheur, c'est fuir le contentement". Ainsi, Sam sera exclu de la synagogue pendant trois semaines.

- Quel enculé, putain ! hurle Sam lorsqu'ils se mettent à table ce soir-là.
- Sam, surveille ton language devant bébé.
Rachel s'empresse de poser les mains sur les oreilles de Siméon, le plus petit Emsellem, âgé de huit ans, même si celui-ci n'écoute pas la conversation, scotché à la tablette de Rachel sur laquelle est ouverte une page Wikipédia :
- « Franz S-zzchubert », déclame-t-il en écorchant le nom, « est le douzième enfant d'une fratrie de 14, dont 5 survivent ». C'est quoi, "fratrie" ?
- C'est comme toi, Sam, Ilan, Dafne et Elie. Vous êtes frères et soeurs. Et c'est comme moi, Meriel, Elias et Lior. On est deux fratries différentes, tu comprends ? Mais de la même famille.
- C'est parce qu'il y a beaucoup de fr..fratries ici qu'ils ont donné ce nom-là à la tour ? demande bébé, toujours archi concentré sur sa tablette.
- Putain je le hais, c'est un connard ce rabbin, de toute façon j'en ai rien à foutre de son école hébraïque de merde là, continue d'hurler Sam encore plus fort en faisant claquer les portes des meubles de la cuisine.
- Sam, je te jure que je vais te péter les dents si tu continues à faire autant de bruit.
- Oui, c'est ça, bébé. Allez, mange ton assiette.
- Vazy de toute façon, tu peux pas comprendre toi, Elie, hein ? T'as toujours été le petit préféré des profs, non ? Avec tes bonnes notes. Maman était toujours super fière de toi, mais moi, je suis capable de RIEN ! Hein ? C'est bien ce que vous pensez tous, NON ? "NUL A TOUT" ! C'est pas ce que tu m'as dit une fois, Elie ?
Du haut de ses vingts ans, Elie se lève d'un bond et plonge sur les treize ans (presque quatorze) de Sam, à qui il décolle une baffe monumentale qui lui déboite la mâchoire. Quelques minutes plus tard, la situation dégénère pour de bon à coup de "bon à rien", "intello", "ta gueule", "pour qui tu te prends", "de toute façon y'a jamais de soutien ici", "famille de merde", "bien fait pour toi" et "dégage".
Quand Maman était là et que les garçons commençaient à crier, elle disait "eh", de sa voix grave et tout le monde s'arrêtait net.
Maintenant, c'est plus compliqué.
- Vous allez faire peur à bébé ! chouine Rachel, entourant Siméon de son corps.
- Mais bébé il s'en fiche, Rae ! C'est ça que tu comprends pas. Quand il est né, c'était déjà la merde, il fait pas la différence avec avant.
Avant qu'il ait eu le temps de ramener son attention sur Sam, celui-ci lui échappe et s'enfuit dans l'appartement en murmurant "tous des tarés". Quelques instants plus tard, on entend la porte d'entrée claquer et Dafne apparaît dans l'encadrure de la porte.
- Je viens de croiser Sam descendre les marches en courant, qu'est-ce qu'il s'est passé encore ?
Elie tourne les yeux vers la nouvelle arrivante, seize ans, sa soeur qui fait la femme, maquillée comme les filles d'instagram, avec une mini-jupe obscène sur ses jambes parfaitement fuselées.
- Putain Daf sérieux, t'en as pas marre de t'habiller comme une pute ? s'emporte Elie, déversant sur sa soeur la colère qu'il n'avait pas finit de décharger sur Sam.
- Elie !
Une nouvelle porte claque dans l'appartement et Ilan apparait à son tour, amenant avec lui une forte odeur de shit.
- Putain, sympa l'ambiance. Bon, on mange quoi ce soir ?