EMEL // POUR LA PEAU

au bas de l’immeuble les gros durs aux yeux cernés, paupières lourdes et pupilles en apnée. em dit salut, tape dans des mains, demande des nouvelles à abdel, alors tes darons comment ils vont. elle hoche la tête, crache par terre, jure dans l’vent (les bâtards c’est dégueulasse ils ont pas l’droit) mais au fond elle le savait, qu’le père d’abdel il retournerait en taule. bah emel tu pars déjà tu veux pas rester un peu on allait en rouler un autre. mademoiselle décline, refait la tournée des poings et referme la porte de l’immeuble derrière elle. trois petits étages, des cris dans le couloir, des portes ouvertes, des mômes qui pleurent pour rien et d’autres qui apprennent à plus pleurer. ou un peu, mais en secret. il est pas tout à fait minuit et la cité sent l’été. la merde, le moisi et la beuh aussi mais tant pis, on fait avec. quand em entre dans l’appart, y a la chaleur qui la prend à la gorge et les lumières (toutes allumées) qui font fondre les murs, éclater les fissures. emel prend l’temps de passer dans chaque pièce pour tout éteindre. elle ouvre les fenêtres, embrasse mamie sur le front. coucou mamie, t’es pas encore couchée ? elle répond pas. elle répond plus depuis longtemps (mais avant elle répondait, promis juré). y a son regard noir pétrole noir nuit noire qui s’perd là, dans le coin d’la pièce. comme aspiré par quelque chose de plus très humain ; angle vide façon temps qui passe. j’étais avec les gars, je travaillais pas aujourd’hui. c’est bientôt les vacances alors y a plus personne qui veut venir. un clignement des yeux (d’accord très bien ma chérie). les garçons sont pas rentrés ? une inspiration qui respire à peine (ils sont dehors, ils ont honte que tu voies leurs jointures éclatées, ils disent que ça fait pas mal). les garçons c’est selim et lounis, les frères d’emel. les gars c’est tous les autres ; les frères aussi, mais qui ont pas d’lit à l’appartement 12. eux ils sont en mille couleurs dans l’cœur d’emel mais pas en sépia sur les tables de nuit. c’est pas très grave, regardez papa et maman : ils sont ni dans les cœurs ni dans les cadres. ils sont pas là et même s’ils l’étaient, les murs seraient quand même fissurés.
y a un temps de battement pas assez long, qui aurait pu être plus court. un temps où y a juste les grosses voies des racailles qui percent la nuit, et les gyrophares des voitures de police qui leur font même pas peur. un temps où emel a l’temps de se lancer des paris : si dans deux secondes elle cligne des yeux j’lui dis. mais voilà emel elle s’lève d’un coup sans rien dire les joues rosies. elle quitte le salon en embrassant mamie sur le front (bonne nuit je t’aime). elle a avoué ni les arcs en ciel ni les gros boules, pas les blagues sur les gays non plus. l’enfer encore moins. à croire qu’elle gueule assez pour les coups mais qu’elle chope le syndrome mamie dès qu’il s’agit d’parler un peu moins fort.
on verra demain.
on ira tous mieux.