(01) Lolita est née dans une famille de campagnards, cathos convaincus. Maman était jeune, papa à peine plus âgé. Il fallait démarrer une vie, trouver un boulot sympa. Mais à la campagne pour un jeune couple marié, il y a autant de choses à faire que pour un gamin de moins d'1m20 dans un parc d'attractions. Alors ils ont déménagé, quitté le silence lourd de Douchy-les-Mines pour les murs de béton de la Grâce de Dieu.
(02) Dans la famille Blanchard je demande la mère, Adèle. Un amour de bonne femme, petite et ronde, la quarantaine bien entamée. Le genre à tout donner même si elle a rien. Elle fait dans la psychologie, elle est assistante sociale, baladée entre le lycée Émile Zola et le centre médicosocial attenant. Adèle c'est le type même de la femme intelligente qui n'a jamais pu faire de grandes études parce que ses parents préféraient qu'elle se tienne à son rôle. De grands cathos conservateurs, j'vous l'avait dit.
Dans la famille Blanchard je demande le père, Jean-Baptiste, JB pour les intimes. Un brave gars lui aussi, mais le genre bourru, qui a du mal à communiquer avec quelqu'un d'autre que sa femme. C'est un manuel, JB, un bricolo. Il travaille dans la mécanique. Un boulot pas trop mal payé, dans une concession auto de la zone industrielle la plus proche. Il est pas aussi futé que sa femme, plutôt terre à terre même, mais au fond il est prêt à tout pour défendre ceux qu'il aime. Il intimide, avec sa carrure de rugbyman, pourtant il a encore jamais levé la main sur personne.
Dans la famille Blanchard je demande le grand frère, Julien. La teigne de la famille. Aussi balèze physiquement que le paternel. Il a rapidement fait un DUT en électricité, histoire d'avoir un boulot décent, mais il a fini par lâcher son emploi, par flemme de bosser. Il a ses combines cheloues, à droite à gauche, avec ses copains. Quand il ne sors pas, il reste avachi dans le canapé, à attendre que le temps passe. À croire qu'il n'a aucune passion, aucun projet. Ses parents n'ont plus vraiment d'autorité sur lui. Il gueule beaucoup et n'accepte plus les reproches de personne, sauf peut-être encore un peu de sa soeur, qui voit clair dans son jeu. Car Lola elle sait. Elle sait que son frère, c'est beaucoup de gueule et rien dans le slip. Qu'il est fort en groupe mais fragile tout seul. Qu'il se pense meneur alors que c'est un suiveur peureux. Et depuis que le grand frère de Jimmy a été envoyé en taule, elle le soupçonne également d'être une balance.
Ju' c'est loin d'être un mauvais gars, mais c'est pas un courageux. Et à force d'être entouré des mauvaises personnes, Lola a peur qu'il tourne mal.
(03) Julien est né en 1990, Lola l'a suivi cinq ans après. À cette époque, il connaissait déjà le plus grand des Kowalski. On les gardait ensemble, chez les uns ou les autres, quand l'un des couple rentrait tard du travail. Ils allaient ensemble à l'école aussi. C'est ainsi que dès la naissance, Lola s'est retrouvée catapultée auprès de Jimmy.
(04) Lolita a donc grandi entourée majoritairement de garçons. Forcément ça vous forge un caractère. Malgré son mètre soixante et sa taille 34, le premier à la chercher s'en prendra une violente. Alors que les gamines de son âge jouaient aux poupons et à la marelle, elle tapait des foot avec les copains de son frère et tournait dans toute la Grâce de Dieu à vélo. Elle escaladait les murs, sautait dans les flaques et les escaliers, rentrait souvent avec plus d'égratignures que son frère.
(05) Malgré ses airs de dure je-m'en-foutiste, Lola est une gamine intelligente, qui a bien réussi à l'école. Elle a beaucoup bossé, pour que sa mère soit fière d'elle. Le bac scientifique ? Sans problème et avec mention. Elle a d'ailleurs décroché une mandale à un pote qui l'avait traitée de fayotte pour ça, le jour des résultats. M'enfin. Si pour une jeune de cité, ce diplôme ouvrait des portes, ça se saurait.
(06) Malgré ses résultats exemplaires, Lola n'est pas un ange. Elle s'est bien prêté au jeu, avec ses amis, de plusieurs petits larcins. Vols de scooters, tags (elle était d'ailleurs plutôt douée pour faire de belles choses), joints fumés à la sauvette, petits méfaits sans prétention, toujours en discrétion.
(07) Depuis toute petite, Lola écoute de la musique. Encore une fois, ça lui vient d'Adèle, qui a ramené de ses terrils toute une discographie classique et un piano bien trop encombrant pour le salon, mais que personne ne s'est jamais décidé à jeter. La petite Lola a vite demandé à sa mère de lui apprendre à jouer. Alors on l'a inscrite au conservatoire du coin. Elle a eu de la chance, Lola, pour les boursiers c'était pas cher. Et c'est comme ça qu'elle a mis les pieds dans un truc intello qu'elle aurait jamais pensé aimer. C'est comme ça qu'elle a appris à apprécier la musique, comme ça qu'elle s'est retrouvée à balancer la 5e de Beethoven à fond entre deux raps bien énervés, isolée du reste par ses écouteurs.
Cette passion, Lola l'a toujours tenue secrète. Elle aurait perdu toute crédibilité auprès de ses potes si ils avaient su qu'elle jouait du piano, qu'elle voulait devenir prof de musique. Le seul au courant, c'était Jimmy. La seule personne à qui elle faisait assez confiance pour lui montrer que derrière ses airs de dure à cuire, y'avait une mélomane qui se cachait.
(08) Après son bac, Lolita a commencé des études en musicologie, à la Sorbonne. Ça se passait bien, pour elle. Une licence validée haut la main, une vraie reconnaissance de ses talents de pianistes. Pour une fois, elle se rendait compte qu'il y avait autre chose que sa vie à la cité. Les salles de concert, l'orchestre de l'univ', tout ça c'était ouf. Elle avait terminé son master 1 et préparait sa dernière année. Elle avait en projet un écrit sur l'utilité de la musique classique auprès des jeunes de cité, de la nécessité de créer des salles de concert près des tours. Et, alors qu'elle expliquait son plan à son directeur de thèse, celui-ci éclata de rire en lui disant que son idée ne mènerait à rien, puisque les gens qui peuplaient ces monstres de béton étaient "trop abrutis pour comprendre la moindre mesure de classique".
Une violente engueulade suivit cette phrase, qui termina en poing dans la table, crachats au sol et papiers déchirés, à défaut de pouvoir faire la peau à ce connard de prof élitiste et trop ancré dans sa propre connerie.
(09) Suite à ça, elle a tout lâché. Elle a pas fini son M2. Malheureusement c'était pas une licence en musico' qui allait faire rentrer de l'argent dans les caisses. Alors elle a enchaîné les petits boulots qui ne nécessitaient pas de diplôme. Vendeuse, femme de ménage, vendeuse, babysitter, caissière. Lola est dégoûtée. Lola a mal. Lola veut reprendre les études et réaliser son rêve, mais sa fierté mal placée la garde ancrée entre ces tours de bitume que tout le monde à Paris méprise. Mais Lola dit rien.
(10) Devant ses potes, elle sourit toujours autant. Elle roule toujours des mécaniques, et s'ingénie à trouver une solution aux problèmes des uns et des autres, parce qu'elle est intelligente et astucieuse. Elle gueule parfois, surtout quand ses potes font des conneries plus grosses qu'eux. Faut dire qu'elle tient comme la prunelle de ses yeux à ces petits bâtards. Surtout à Jimmy. parfois elle aimerait bien qu'ils sortent un peu moins, qu'ils pensent à foutre de l'ordre dans leurs vies. Parce qu'une fois qu'on est six pieds sous terre, c'est trop tard pour les grand projets. Et Lola, elle trouve ça con de mourir la gueule ouverte dans un caniveau.
(11) Pour obtenir son premier emploi, Lolita a dû falsifier son CV. avec la crise et la galère, même les jobs sans diplômes requis sont inaccessibles sans un minimum de qualification. Pour s'en sortir, elle a menti et triché, juste un peu. Et de temps en temps, quand elle fait l'inventaire du magasin, ça lui arrive d'oublier de noter quelques marchandises, des pâtes, des conserves, des collants, du chocolat, qu'elle emporte pour les refiler discretos à ses potes les plus en galère.