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Tu as quitté Marseille pour venir ici ? La plage, le soleil... Mais pourquoi ? »
Malik grimace et y pense avec une pointe de bizarre regret.
Pourquoi. La question est banale et si commune. Comment expliquer ? Il y a tant de choses qu'il fuit. Et tant de choses qu'il voudrait retrouver. Le mistral chargé de l'air Méditerranéen qui transporte avec lui le bruit des albatros et de l'écume qui se déchire sur les galets du Prado. Les joyeuses matinées à jouer des coudes pour se faufiler à travers les familles, au cœur des souks du Marché Soleil. Les grandes étendues d'herbe où se promènent les canards et les cygnes, prêts à béqueter le moindre enfant impudent, près des berges du parc Borely. Le Vieux Port et ses milliers de touristes Allemands. Les longues marches sous un soleil de plomb dans l'interminable Rue Paradis. Les rendez-vous systématiques à Castellane. Les baignades aux Friouls.
Plus Malik y pense et plus il regrette. Mais son cœur se meut d'une angoisse terrible en repensant à son enfance. A la cité qu'il a voulu fuir. Au monde qu'il a voulu découvrir.
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Envole-moi, envole-moi, envole-moi. »
Malik né à Ste-Marguerite. Il est le premier d'une fratrie de trois enfants. Son père est un homme un peu flemmard, pas vraiment attaché à la religion, à ses origines ni même à son épouse. Ils se déchirent, se remettent ensemble pour faire un autre gosse. Divorcent pour se remarier et pondre un autre gosse. Puis se quittent encore pour entretenir une liaison qu'ils voudraient secrète, quand son père se marie avec une femme du bled. Malik est témoin des déchirements du mariage de sa mère et la réconforte souvent. Il déteste son père, irresponsable, qu'il accuse d'avoir mis la famille dans un état pécuniaire minable. Il déteste sa mère d'avoir laissé un homme la malmener avec autant d'insolence. Mais il ne peut pas lui en vouloir. Elle est forte, courageuse. Elle mène une vie de mère célibataire difficile. Malik essaie d'être là pour elle. D'être le pilier sur lequel elle peut s'appuyer. Il apprend très jeune la cruauté de la vie et l'importance de l'argent.
Sa mère nourrit beaucoup d'espoirs. Malik est intelligent. Bien plus intelligent que ses sœurs. Il aime lire, son vocabulaire est riche. Madame Ben Daoud ne veut pas qu'il traîne dans le quartier. A dix-huit heures pétante, il doit être à la maison. Ne sort jamais sans qu'elle ne sache où et avec qui. De toute façon, Malik ne sort pas beaucoup : Il doit s'occuper de ses petites sœurs pour qui il est une figure d'autorité précaire et un modèle qu'elles désirent suivre. Madame Ben Daoud le rabroue cependant.
Vis ta vie, mon fils ! Sois indépendant ! Dans ton cœur, tes comptes et ta tête. Elle le pousse très vite à voyager et nourrit chez lui le goût du dépaysement. Il apprend dans le petit collège de quartier que Malik déteste. Quitte à s'endetter, Madame Ben Daoud paie les sorties scolaires en Italie, à Chypre. Elle veut bien que Malik aille dans une famille d'hôte, en Angleterre. Pour que Malik voit un autre monde. Une autre possibilité. D'autres murs que ceux du bâtiment D.
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Loin de cette fatalité qui colle à ma peau. »
Il n'est pas chez lui entouré des gars de la cité. Il est sociable et se fait des amis mais son intérêt se penche vers les jeux-vidéos, le dessin, la littérature. Lorsqu'internet entre dans le foyer de la famille, Malik est prioritaire parce qu'il maîtrise la machine. Ses sœurs le disputent beaucoup mais elles ne savent pas détourner le contrôle parental. Malik essaie d'apprendre à utiliser l'ordinateur à sa mère, un peu vainement mais avec beaucoup d'hilarité. Elle tient la souris du bout des doigts et appréhende très mal sa sensibilité.
Malik est un garçon très sage, au collège. Discipliné bien que l'esprit toujours en apesanteur. Sa mère n'a pas beaucoup de temps, en vérité, pour comprendre comment son fils détourne sa surveillance envahissante et oppressive. Il fréquente gentiment quelques gars de la cité et sort avec la petite française. La pute du collège. Pour la voir, pour lui rouler des pelles derrière l'immeuble, il sèche ses premiers cours. Quand sa mère l'apprend (parce que sa mère sait toujours tout), elle lui retourne une gifle tellement violente qu'il en perd le Nord. Quelques semaines plus tard, il la quitte : Elle le trompe. Quelques mois plus tard, elle tombe enceinte. Maman a toujours raison.
Salim et Nordine sont très intelligents. Quand Malik est avec eux, il se sent libre. Ils parlent pas de ce qu'ils ont lu parce que Salim et Nordine ont leur fierté. Malik se sent un peu toujours comme un alien. Mais il s'adapte. Il faut bien ça. Un jour, Salim disparaît. Certains disent que c'est la taule. D'autres, que sa mère l'a renvoyé au bled. Pour apprendre la vie. Il y en a beaucoup des comme lui. Malik et Nordine se rapprochent et commencent à parler de bouquin entre deux insultes homophobes. Chez Nordine, c'est Beirut. Sa mère est une fois sur deux au commissariat pour récupérer le grand frère alors que son mari est au PMU du coin. Le PMU du coin fait un thé à la menthe que Malik trouve trop sucré. Nordine aussi. Parfois, les garçons coupent le ramadan ensemble et ils deviennent inséparables.
Jusqu'à ce que le lycée les sépare.
Naturellement, Madame Ben Daoud refuse que Malik aille n'importe où. Elle l'envoie au lycée littéraire où, chaque début d'année, les blocus font rage. La plupart sont issus de familles aisées et le quartier est tranquille. Malik et sa dégaine de banlieusard sont vites discriminés. Quand il accuse son professeur de français d'être un facho raciste, sa mère lui en décolle une dans la mâchoire et dans les côtes.
Les professeurs ne sont pas racistes. Et même s'ils le sont, tu fermes ta gueule : Ce sont eux les maîtres. Ils t'apprennent, t'enseignent. Ils t'offrent l'éducation et le savoir. Ils t'offrent la
liberté.
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Remplis ma tête d'autres horizons d'autres mots. »
Malik n'est pas d'accord mais il ferme sa gueule. On veut l'obliger à écrire une lettre d'excuse mais il refuse. Il n'a rien fait. On le menace de le virer. Sa mère veut l'y forcer. Elle le menace avec le cuir de la ceinture. Mais Malik refuse. Il ne sera renvoyé qu'une semaine de cours. Semaine durant laquelle sa relation avec sa mère est tendue. Ses sœurs ne comprennent pas pourquoi il reste dans sa chambre toute la journée – Malik a une chambre. Ses sœurs dorment ensembles dans la leur et sa mère, dans le salon. Un jour, mère et fils s'expliquent et se tombent amoureusement dans les bras en se promettant de ne plus jamais se faire la gueule. C'est qu'ils ont une fierté hargneuse mais un cœur beaucoup trop sensible.
Quand Malik revient en cours, il est respecté. Il a la verve de la débrouille, l'arrogance de la cité et l'intelligence spirituelle. Malik commence à fumer et à participer aux blocus. Ils organise des marches et, le visage emmitouflé dans un vieux keffieh, il brandit haut des slogans véner'. Il se fait des amis révolutionnaires avec lesquels il refait le monde. Trop jeune pour parfaitement comprendre la politique, ils se revendiquent anarchistes, marxistes et communistes alors que l'horreur des Goulags résonnent dans la sphère intellectuelle des Nouveaux Philosophes. Alors, Malik ouvre un blog politique avec ses amis. Libertaires, ils prônent les valeurs du féminisme et de l'égalitarisme. Ils désignent les slogans ridicules du gouvernement.
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Touche pas à mon pote, ta mère. »
Évidemment, Malik est moins assidue en cours. Ses notes dépassent à peine la moyenne. Mais il a les capacités, injure sa mère quand on propose à Malik un CAP. Elle veut qu'il redouble. Jamais il n'aura un CAP électronique. Son fils fera de longues études.
Il sera intelligent et doué ! Et quelque part, aimerait qu'il montre la voie à ses sœurs qui suivent doucement ses traces.
A côté de ça, Malik écrit, dessine. Il pense aux beaux-arts, pour la suite. A la fac de lettre. Il ne sait pas encore. A son niveau, il ne sait pas vers quoi s'orienter. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il n'est pas chez lui. Il n'a pas l'esprit d'ici. Il veut aller loin. Il veut la bonne excuse pour pouvoir sortir quand il veut. Pour ne pas avoir à s'occuper de ses sœurs quand il rentre de la maison. Juste lui. Égoïste. Alors il trouve joliment son bonheur.
Montpellier. La ville étudiante. Il ne connaît personne, là-bas. Une main devant, une main derrière, il entre en université de sciences humaines. Il s'est orienté d'abord vers les lettres modernes. Tente ensuite l'histoire antique. Il y apprend l’hébreu et le grec. Participe un peu aux cours de Catalan que tout le monde moquait à la présentation des langues. Puis il suit un cursus dans le cinéma et l'audiovisuel où il nourrit son âme créative. Il écrit quelques vidéos de vulgarisation. Manifeste beaucoup. S'engage au sein des syndicaux étudiants et voyage autour de la France. Son dévouement pour participer aux Nuits Debout prend un peu le pas sur ses vidéos et sur son blog. Il quitte petit à petit le chemin de la faculté et perd ses repères. Sa famille lui manque. Les amis, les amours. Tout est superflu. Après avoir apprit ce qu'il avait à apprendre de cette expérience, il commence à chercher le dépaysement. En dépit des menaces du CROUS, Malik se lance dans l'aventure de l'animation.
Il se fait engager dans des villages vacances. Anime des clubs, organise les soirées, écrit les pièces de théâtre, danse aux soirées et entraîne avec lui les petites mamies du FN qui assurent que c'est un très bon arabe,
oui oui. Malik n'est plus à ça près.
Il revient souvent à Montpellier pour les manifestations. Quand ça dégénère, il participe aux affrontements. Lui, c'est un « casseur ».
Mes couilles. Il refuse qu'on appelle sa mère, quand les flics lui tombent dessus. Malik est trop fier. Il a vu tant de ses amis partir en zonz pour de vraies bêtises. Sa mère ne comprendrait pas. Alors, quand son casier judiciaire se remplit, il décide de se calmer. Avec l'argent qu'il a amassé, il passe son permis. C'est important, l'indépendance. Mais ni lui, ni sa mère n'ont l'argent pour payer la voiture, l'assurance, l'essence,... Il a juste un bout de papier et quelques heures de conduites dans la poche. Rien de plus. Juste de quoi s'assurer une liberté toute précaire et conduire la voiture de Theo ou de Mouss' quand ils sont trop bourrés, en soirée.
Malik ne va pas aux partiels. Il est ailleurs. Il vadrouille. Il fait le tour de la France ou hurle sa colère dans les rues. Il boit ou fume. Il va à Perpignan ou à Nice. Au Hellfest ou aux Vieilles Charrues. Retourne à Marseille où il retrouve cette paisible sensation d'enracinement avant de s'envoler de nouveau. Mais très vite, tout s'arrête. Le CROUS ne verse plus d'argent. Malik quitte son logement étudiant et retourne, la mort dans l'âme, à Marseille. Il cherche un taffe ou deux. Ne trouve pas grand chose. Commence la dépression et les coups d'un soir. La rébellion contre le monde. Il se réfugie dans le dessin et l'écriture. Ses vidéos disparaissent doucement sur la toile. De toute façon, avec 2000 vues, il n'allait pas très loin.
Un jour, un ami appelle. «
Vient à Paris, frère. » Malik ne sait pas, hésite. Puis accepte la colocation, dans un appart' du 13e. Paris. La Tour Eiffel. Le Centre du Monde. Malik a au moins besoin de ça pour s'y retrouver. Pour quitter la cité, pour quitter ce qui l'encombre. Avec son ami, ils parlent de faire le tour du monde. Ils parlent de prendre les routes sans se retourner. La vie. La vraie.
«
Avant qu'on s'tire dessus, tirons-nous d'ici.
Andale, andale, andale. »
Malik trouve vite un petit job de serveur. Le plus dur à Paris, c'est l'appart'. Il vit avec son ami et s’engrangent dans un rythme de vie un peu étrange. Un long rêve. Ils vivent la nuit, travaillent le jour, font le tour des manifestations et discutent politique. Ils sortent beaucoup. Malik rit et se laisse happer par la kush. Ils vivent leur vie sans compter les heures ni les jours. Vont à Amsterdam sur des coups de folie et reviennent pour appréhender le travail, la gueule enfarinée. Ils s'improvisent pèlerins sur la route de Compostelle et se font financer toute une documentation qu'ils filmeront tout au long du chemin. Ils créent, découvrent et s'ouvrent au monde.
Puis, brutalement, tout s'arrête. Après un an de cohabitation, son ami trouve une copine et s'installe avec elle. Il ne donne guère beaucoup d'explications et Malik doit veiller à un loyer pour deux personnes avec un salaire de misère. Fini les voyages. Fini les soirées. Malik doit revendre son shit pour achever ses fins de mois sans trop de casse. Alors, il poste des annonces sur internet. Cherche un colocataire. N'importe quoi. Son angoisse porte un nom. Il ne veut pas devoir retourner à Marseille. Il ne veut plus de cette dépression. De cette odeur de chien et de plomb. De ces altercations violentes. De cette mentalité de bledard. Marseille, c'est son premier amour. Celle qui l'a fait souffrir milles afflictions et celle qui lui a fait découvrir la vie. Elle est celle qui lui a tourné le dos mais qui a toujours sut le rattraper quand le reste du monde l'avait abandonné. Marseille, c'est l'ex dont on est encore amoureux. Mais s'il y retourne, alors il aura échoué.
«
Regarde-moi bien, je ne leur ressemble pas. »
Il fera son tour du monde. Seul ou ensemble. Il le jure.